Le Directeur du Bureau sous-régional pour l’Afrique centrale de la Commission économique pour l’Afrique présente les enjeux de la troisième session conjointe du Comité intergouvernemental d’experts et hauts fonctionnaires (CIE) avec l’Afrique de l’Est, qui se tient à Yaoundé du 15 au 18 octobre. Cette session examinera les obstacles à une innovation capable de diversifier l’économie.
La Commission économique pour l’Afrique – Afrique centrale et de l’Est organise à Yaoundé, du 15 au 18 octobre, sa troisième session sur le thème : « Mise en œuvre rapide des solutions de recherche et d’innovation pour accélérer la diversification économique en Afrique centrale et de l’Est » . Dans le cas de l’Afrique centrale, quels sont les obstacles entre les solutions de recherche et d’innovation et la diversification économique ?
La Commission des Nations unies pour l’Afrique, bureau de l’Afrique centrale couvre l’ensemble des pays de la CEEAC. Pour ces pays-là, nous avons pour mandat de les accompagner dans la définition, la mise en œuvre et l’évaluation de leurs politiques de développement visant à promouvoir la transformation structurelle. Et pour nous, depuis 2017, le mandat a été beaucoup plus focalisé sur les questions de diversification économique.
Qu’entendez-vous par diversification de l’économie ?
Par la diversification économique, nous entendons accroître la part des produits manufacturés dans les exportations de nos pays. Parce que la plupart de nos pays sont spécialisés dans la production de matières premières, dans la production de produits sans valeur ajoutée, et sont souvent acteurs dans l’approvisionnement des chaînes de valeurs globales, en termes de matières premières et de produits bruts. Le diagnostic est clair, des décennies de ce système économique n’ont pas apporté de réels d’avantages à nos pays. Non seulement la croissance qui en résulte est très volatile, elle dépend des matières premières sur des marchés que nous ne maîtrisons pas, mais aussi c’est une croissance qui n’a pas fait preuve de création massive d’emplois.
Comment apporter de la valeur à l’industrie extractive ?
Étant donné la nature extractive de l’économie des matières premières, notamment le pétrole, qui constitue une grande partie des exportations de la plupart de nos pays producteurs, il convient de noter que ce pétrole est majoritairement brut, non raffiné. Pour ces pays, les effets environnementaux néfastes de ces systèmes de production ont également été mis en avant. Pour nous, développer ces économies signifie les amener à diversifier leur production industrielle. Pour ce faire, il faut donner de la valeur ajoutée à la matière première localement, c’est-à-dire aider ces pays à progresser dans la chaîne de valeur, en quittant les phases les plus primaires de l’extraction pour aller vers une industrialisation créatrice de valeur ajoutée.
Une opportunité se présente avec la zone de libre-échange continentale. Celle-ci offre la possibilité de vendre nos produits entre pays africains sans subir de nombreuses barrières tarifaires et non tarifaires. L’objectif est de réduire considérablement ces barrières non tarifaires, les barrières tarifaires ayant déjà été considérablement réduites avec l’entrée en vigueur de cette zone de libre-échange.
Nous accompagnons donc ces pays pour les aider à s’industrialiser et ainsi augmenter leur part dans le commerce intra-régional, qui reste le plus faible en Afrique. Même les estimations les plus optimistes placent ce commerce à 2 %, tandis que d’autres estiment qu’il est inférieur à 2 % du commerce mondial de l’Afrique centrale avec elle-même. Pour que cette situation évolue, il est essentiel de donner de la valeur ajoutée aux produits. C’est là que la recherche, le développement et les innovations jouent un rôle clé. Car, c’est grâce à la recherche que l’on génère de nouveaux savoirs, de nouveaux produits, de nouveaux procédés de production, et que l’on devient plus performant tout en réduisant les coûts de production et en améliorant la qualité des produits. Lorsque l’on examine le système d’innovation et de recherche de nos pays, il devient évident que nous accusons un déficit par rapport aux autres régions.
L’Afrique centrale n’est pas réputée pour être hub technologique à la pointe de l’innovation. Quelles sont ces solutions innovantes qui selon vous peuvent permettre d’accélérer la diversification de l’économie ?
L’Afrique centrale a déjà identifié ses politiques, que ce soit à travers la Cemac ou la Ceeac. Aujourd’hui, nous parlons notamment des politiques d’importation-substitution. Un certain nombre de chaînes de valeur ont été identifiées. La sous-région estime que ses produits à grand cru grèvent suffisamment l’équilibre commercial de la sous-région et qu’il faudrait les produire localement. Et pour les produire, il faut leur donner de la valeur ajoutée, parce que les produits qu’on consomme dans la sous-région sont des produits transformés.
Nous avons organisé deux webinaires en préparation de la troisième session du Comité intergouvernemental d’experts et hauts fonctionnaires (CIE) d’Afrique centrale, qui réunira une centaine d’experts d’Afrique centrale et de l’Est. L’un de ces webinaires portait sur l’économie bleue, englobant l’exploitation des ressources en eau et les nombreux secteurs qui y sont associés, tels que les pêches, l’écotourisme, les transports et l’énergie. Il existe un ensemble d’innovations applicables à ces secteurs, qui peuvent jouer un rôle essentiel dans la promotion de la diversification économique. Par exemple, parmi les cinq produits majeurs identifiés par les chefs d’État, on trouve les produits halieutiques. L’économie bleue est donc cruciale.
Le deuxième webinaire portait sur l’intelligence artificielle et ses opportunités pour la sous-région, mettant en lumière la pertinence des innovations numériques dans la promotion d’une croissance partagée. Il s’agit d’une croissance plus stable et diversifiée, qui se développe en dehors du secteur extractif. Le numérique est un secteur transversal qui permet le développement des services modernes. Les innovations dans ce domaine ont le potentiel de révolutionner l’économie de la sous-région.
Quel autre secteur peut bénéficier des innovations ?
Au-delà de cela, il s’agit des innovations agricoles, qu’elles soient biologiques, mécaniques ou institutionnelles, permettant d’augmenter la productivité et la qualité des produits agricoles. Il est bien connu que la sous-région continue de souffrir d’une énorme dépendance alimentaire. D’ailleurs, l’un de nos rapports, celui sur les conditions économiques de la sous-région, sera discuté pendant la réunion. Il établit que la sous-région, dans son ensemble, subit de plus en plus de pressions inflationnistes, en grande partie due à la hausse des prix des produits alimentaires. Les économistes parlent ici d’une inflation importée. Il est donc nécessaire d’adopter des innovations agricoles qui nous permettront d’augmenter la production locale et d’améliorer la productivité afin de réduire la facture d’importation. Voilà le lien entre les innovations et les dimensions économiques qui nous caractérisent.
Vous avez indiqué que le diagnostic des freins entre innovation et croissance économique avait déjà été fait en 2017, et que chaque année, chacun des 14 points identifiés est examiné puis mis en œuvre. Pouvez-vous nous faire ici le point de cette mise en œuvre ?
Nous organisons cette réunion ici à Yaoundé pour évaluer la décennie des innovations de l’Union africaine. Cela fait 10 ans que l’Union africaine a défini sa stratégie continentale sur les innovations. Cette stratégie identifie déjà les principaux obstacles, qu’il s’agit du financement des innovations ou de la recherche et du développement. Il a été convenu que les pays s’engageraient à consacrer 1 % de leur PIB au financement de la recherche et du développement. Mais dans la plupart de nos pays, nous sommes à moins de 0,5 %. Certains pays africains ont fait des efforts, comme l’Afrique du Sud, le Rwanda et quelques pays du Maghreb. Mais, pour la majorité, surtout en Afrique centrale, nous sommes parmi les pays qui financent le moins la recherche et le développement au niveau public. Au niveau du secteur privé, la recherche privée est également peu visible dans la sous-région. Cela prive nos pays et notre système de production d’un levier important pour améliorer la compétitivité.
Au-delà de cela, le système d’innovation, qui implique une diversité d’acteurs de la recherche et qui relève les produits technologiques à ceux qui les adoptent pour les mettre sur le marché (inventeurs, industriels, etc.), n’est pas bien coordonné. Par conséquent, lorsque vous interrogez des associations d’inventeurs, comme celle du Cameroun, ils vous diront souvent qu’ils ont des inventions difficiles à protéger.
Cela pose le problème de la protection de la propriété intellectuelle…
La question du droit de propriété intellectuelle s’invite dans le débat pour encourager les innovateurs et les inventeurs à travailler sur le long terme. Il est essentiel de leur permettre d’être rémunéré à la hauteur de leur travail. Les droits de propriété intellectuelle constituent une stratégie clé pour sécuriser ces innovations. Lorsque les propriétés intellectuelles ne sont pas protégées, ou faiblement protégées, l’incitation à l’innovation diminue.
Il existe également d’autres défis liés à la demande de certaines innovations. Nous sommes dans un contexte de changements climatiques, et il est nécessaire d’adopter des systèmes de production axés sur des innovations vertes. Les innovations vertes cohérentes à viser des émissions faibles de gaz à effet de serre, afin de rester dans une logique de neutralité carbone. De plus, cela inclut des innovations dans le secteur de l’énergie, nous orientant vers une réduction de l’utilisation des énergies fossiles polluantes, responsables des changements climatiques, et nous tournant vers les énergies renouvelables.
La question de l’efficacité énergétique est également primordiale : comment produire mieux avec moins ? Il s’agit de produire en utilisant moins de ressources, et de mieux les exploiter, notamment en matière d’énergie, mais aussi de matières premières. Par exemple, dans la production de meubles, comment pouvons-nous les fabriquer, en particulier l’impact sur les forêts ? Nous devons trouver des moyens plus économiques, efficaces et respectueux de l’environnement pour limiter les effets des changements climatiques.
L’inclusivité des innovations est également un enjeu important. Dans le secteur agricole, certaines femmes propriétaires de petites exploitations n’ont pas accès aux innovations. Il est crucial de définir des stratégies pour que les innovations ne renforcent pas les inégalités, et que les femmes aient par ailleurs accès aux avancées dans ce secteur. Par exemple, le fossé numérique entre les zones rurales et urbaines reste très important.
Il est donc impératif que ces innovations contribuent à réduire les inégalités. Cela s’applique aussi aux écarts entre les jeunes et les générations plus âgées. Les jeunes, souvent les innovateurs, maîtrisent la théorie, mais ils sont confrontés à de nombreuses contraintes pour accéder à l’innovation. L’accès limité aux financements constitue un frein majeur, de même que la difficulté à protéger leurs créations. Ces obstacles poussent de nombreux jeunes innovateurs à envisager l’émigration.
Cette session sera la troisième du genre. Qu’est-ce qui a été fait depuis la dernière session ?
Cette session est la troisième session conjointe. Il y en a déjà eu deux. Traditionnellement, la CEA organisait des CIE pour les bureaux sous-régionaux. Il y a cinq bureaux sous-régionaux. Pendant longtemps, nous avons organisé ces CIE de façon isolée. Mais depuis trois ans, la CEA a innové en amenant les bureaux sous-régionaux à organiser conjointement ces CIE, deux à deux. L’ambition était de partager les expériences et de se mobiliser sur certaines questions transversales qui dépassaient parfois la sous-région. Il s’agissait de faire face aux défis que la CEA gère de manière coordonnée, comme une seule équipe. Nous avons eu la première session aux Seychelles, la deuxième à Bujumbura, et cette troisième se tient à Yaoundé.
Chaque fois, les thématiques abordées ont été différentes. Aux Seychelles, nous avons discuté en grande partie des questions liées au tourisme, ainsi que de la zone de libre-échange continentale, un sujet récurrent dans toutes nos sessions. L’année dernière, nous avons abordé une thématique liée à celle de cette année, à savoir la culture des normes, la qualité, les droits de propriété intellectuelle, la métrologie et la standardisation des produits pour renforcer la compétitivité. Cette année, nous nous penchons sur l’innovation.
Ce qui a changé entre-temps, c’est que certaines sous-régions, autrefois en retard, se sont rapidement rattrapées et se sont engagées dans ces discussions. Il y a plusieurs exemples à citer. Lorsque nous avons discuté de l’industrie du tourisme aux Seychelles, l’Afrique centrale n’avait pas beaucoup à proposer, car le tourisme n’y est pas très développé. Cependant, à partir des discussions, nous avons rapidement constaté l’intérêt de plusieurs pays à développer ce secteur. Par exemple, le Congo-Brazzaville a immédiatement sollicité notre accompagnement pour élaborer une stratégie touristique. Nous travaillons également avec Sao Tomé-et-Principe pour développer leur tourisme, améliorer la collecte de statistiques et renforcer la planification touristique. Les collaborations ont donc porté leurs fruits.
Comment vous assurez-vous que cette réunion ne sera pas une autre discussion de salon et que les problèmes identifiés trouveront des solutions qui seront mises en œuvre ?
Le CIE était d’abord une instance gouvernementale où les gouvernements se parlaient entre eux. Mais nous avons innové depuis un certain nombre d’années en élargissant le cercle des participants. Cette fois-ci, nous allons accueillir des organisations de la société civile, des centres de recherche qui sont en dehors de la sphère du secteur public, ce qui permettra d’amener nos recommandations vers d’autres secteurs.
Comme je vous l’ai dit, nous avons pris l’option d’inviter quelques jeunes investisseurs qui viendront nous parler du concret, afin que nous ne restions pas cantonnés à des discussions dans des salons au sommet. Nous allons écouter les voix du terrain, de la base. Ces jeunes vont nous expliquer comment ils sont arrivés à innover, comment ils ont fait de l’innovation, et quels sont les obstacles qu’ils rencontrent. Cela permettra que les recommandations issues de cette session puissent non seulement parvenir à la base, mais aussi que la base puisse s’approprier ces outils.
Au-delà de cela, chaque CIE dispose d’un bureau entrant qui va gérer ces recommandations tout au long de l’année. D’ailleurs, lors de la séance d’ouverture, une prise de parole est réservée au président du CIE de l’année passée. Il viendra présenter son rapport sur ce qui a été fait à partir des recommandations précédentes. Nous avons défini des stratégies pour que les acteurs, qui n’étaient pas invités à la table des discussions auparavant, puissent désormais y participer. Le secteur privé, par exemple, est un élément crucial dans les recommandations.
Entretien réalisé par Ludovic Amara