Le 6 avril 2000 disparut à l’âge de 97 ans le premier président du Conseil et de la République tunisienne. Il aura passé plus de douze ans « reclus » et isolé du monde extérieur dans sa ville natale Monastir, sur décision de son successeur Ben Ali.
Bâtisseur ou dictateur ? Visionnaire ou tortionnaire ? « Mangeur » d’homme ou faiseur d’homme ? Habib Bourgiga, premier de la République tunisienne, laisse un héritage contrasté. Une abondante littérature a déjà été produite sur celui qui a dirigé la Tunisie d’une main de fer de 1956 jusqu’au 7 novembre 1987, date à laquelle il fût déposé par son Premier ministre de l’époque, Zine el Abidine Ben Ali, à la faveur de ce qui est communément appelé un « coup d’Etat médical ».
Mais il reste difficile de dire laquelle des figures de Bourguiba s’incruste prioritairement dans la mémoire collective du continent africain et du monde. Le visionnaire aux legs indéniable mais contestables ? La bête politique parmi les géants du XXe siècle ou tout simplement ce combattant suprême autoproclamé et à l’égo surdimensionné, cynique et lucide et finalement renié et délaissé par quasiment tous ses zélateurs au soir de sa vie ?
Peut-être ne faut-il rien retrancher pour que justice mémorielle soit faite. Sans doute faut-il reconnaitre ce bâtisseur précoce qui nonobstant un régime autoritaire assumé aura su poser les bases de l’Etat, jeter les fondements d’une société moderne, en focalisant les efforts sur les domaines de la santé et de l’éducation. Peut-être ne faut-il rien retrancher même si à l’évidence avec Bourguiba plus qu’avec quiconque « la forme est le fond qui remonte à la surface » pour reprendre Victor Hugo.
« Le système ? Quel système ? C’est moi le système ? »
S’estimant doté d’une intelligence supérieure, Habib Bourguiba a contraint tout un pays à lui vouer une vénération sans bornes. Des statues et portraits géants du dictateur ornaient toutes les villes du pays. A un journaliste français qui lui posait une question sur le système politique tunisien, Bourguiba rétorquait : « Le système ? Quel système ? C’est moi le système ? ». Le même Bourguiba signa la prouesse de proclamer en 1975, par le biais d’un amendement de la Constitution, la présidence à vie dans une République. Dans un discours prononcé, devant la Conférence de l’OIT à Genève en 1973 il s’attribuait carrément des pouvoirs de démiurge en référence à son œuvre de transformation du peuple tunisien « d’une poussière d’individus, d’un magma de tribus, de sous tribus, tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme, j’ai fait un peuple de citoyens », dit-il sans sourciller. On a rarement vu mieux.
Il n’a régné que pour le pouvoir
Homme politique averti et habile, Bourguiba n’a régné que pour le pouvoir. Accordant peu d’importance aux aspects matériels de la vie et à l’argent, il n’avait de souci que celui de gouverner, sans partage. Pour cela, il a fallu qu’il se débarrasse de ses rivaux, une œuvre dans laquelle il réussit avec brio. Les « victimes » politiques et autres de Bourguiba sont nombreuses. La plus célèbre parmi ses adversaires fut son compagnon de lutte contre l’occupant français, Salah Ben Youssef, ancien ministre de la Justice sous le bey de Tunis et Secrétaire général du Néo-Destour.
Il est mort bien loin des ors du palais
Lorsque Bourguiba a été déposé par Ben Ali en 1987 et qu’il fut obligé de passer treize ans de solitude quasi-absolue, tous ceux qui s’en réclament aujourd’hui n’ont pas eu une once de courage d’afficher « leurs convictions », et plusieurs sont même passés avec armes et bagages chez son bourreau de successeur. Au crépuscule de sa vie Bourguiba était quasiment seul, à l’exception de certains proches autorisés à lui rendre visite. Il se croyait providentiel et voulait une présidence à vie. Il est mort bien loin des ors du palais.