Par Mpepee Ekara Badugu
“On nous a trompé en faisant croire que le Cameroun compte plus de 250 ethnies”
À l’aube des élections présidentielles camerounaises, la question du tribalisme refait comme toujours surface avec une acuité particulière. Ce phénomène, profondément ancré dans l’histoire sociopolitique du pays, mérite une analyse rigoureuse pour comprendre ses mécanismes, ses manifestations contemporaines et envisager des solutions durables. Avant même la période coloniale, les peuples qui constituent l’actuel Cameroun vivaient avec une forte conscience d’appartenance à leurs groupes ethniques ou royaumes respectifs. Ces identités n’étaient pas figées mais évoluaient au gré des migrations, des échanges commerciaux et des alliances entre communautés. L’arrivée des puissances coloniales a profondément bouleversé ces équilibres préexistants. Les administrations allemande, française et britannique ont imposé des frontières artificielles qui ont divisé des peuples autrefois unis, tout en regroupant des communautés parfois antagonistes.
Cette politique coloniale du « divide and rule » a sciemment exacerbé les différences ethniques pour faciliter le contrôle des populations locales. Malheureusement, après l’indépendance, les gouvernements successifs ont souvent perpétué et même accentué ces divisions. Plutôt que de corriger ces fragmentations artificielles, ils ont parfois procédé à de nouveaux découpages administratifs qui ont davantage dispersé certains groupes ethniques de leurs bases d’origine. Le cas des Basaa Mpoo Bati, éclatés dans plusieurs départements (Wouri, Moungo, Sanaga Maritime, Nyong et Kelle, Centre, Sud-ouest, Océan, Nkam), illustre parfaitement cette problématique. Par ailleurs, l’annexion du département de l’Océan à la région du Sud, alors que les populations autochtones de ce territoire partagent une culture profonde avec leurs frères du Littoral, témoigne de ces reconfigurations territoriales contestables qui alimentent les tensions identitaires. L’histoire récente du continent Africain nous offre un miroir inquiétant des conséquences ultimes du tribalisme non maîtrisé. Le génocide rwandais de 1994, avec ses 800 000 victimes en à peine 100 jours, représente le paroxysme de la haine ethnique instrumentalisée à des fins politiques. En Côte d’Ivoire, le concept d’ivoirité a créé une distinction artificielle entre « vrais » et « faux » Ivoiriens, menant à des violences postélectorales en 2010-2011 qui ont fait plus de 3 000 morts. Au Kenya, les élections de 2007 ont déclenché des affrontements ethniques causant plus de 1 100 décès. À l’inverse, certains pays africains ont démontré qu’il est possible de transcender ces clivages ethniques pour construire une identité nationale inclusive. La Tanzanie, sous l’impulsion de Julius Nyerere, a fait du swahili une langue nationale unificatrice et promu une politique qui a favorisé le brassage des populations. Le Ghana a réussi à institutionnaliser l’alternance politique pacifique grâce à une commission électorale véritablement indépendante et un consensus national sur les règles du jeu démocratique. Même le Rwanda, après la tragédie de 1994, a développé une politique volontariste de construction nationale basée sur la devise « Ndi Umunyarwanda » (Je suis Rwandais) qui, malgré certains aspects autoritaires, a contribué à reconstruire le tissu social.
Dans notre pays le Cameroun, le tribalisme se manifeste de diverses manières : 1. Le vote ethnique demeure une réalité tenace, les électeurs tendent à soutenir les candidats issus de leur groupe, indépendamment des programmes politiques. 2. L’accès aux fonctions administratives et politiques est perçu comme étant influencé par l’appartenance ethnique ou à un réseau, ce qui alimente les frustrations.
- Sur les réseaux sociaux, on observe une recrudescence inquiétante des discours de haine à caractère tribal.
- Les conflits fonciers, particulièrement dans les zones urbaines et périurbaines, fréquemment interprétés à travers un prisme ethnique qui en complique la résolution. (Confère récent cas de l’artiste TOTO Guillaume)
Comme une rivière qui s’engouffre dans les failles d’un barrage, le sentiment tribal s’infiltre depuis des dizaines d’années dans les faiblesses institutionnelles du pays. La fragilité des institutions et le manque de confiance qu’elles inspirent ont favorisé le repli identitaire. Certains acteurs politiques n’hésitent pas à instrumentaliser le sentiment d’appartenance ethnique pour mobiliser un électorat. Les disparités de développement entre régions alimentent des ressentiments qui se cristallisent autour d’identités ethniques. Le déficit d’éducation civique limite la construction d’une conscience nationale transcendant les appartenances tribales.
Les élections de 2025 se profilent donc à l’horizon comme un tournant historique pour notre cher et beau pays
D’un côté, après plus de quatre décennies au pouvoir, le président de la république, Paul Biya pourrait ne plus être candidat, ce qui ouvrirait une période d’incertitude politique. De l’autre côté, nous avons une jeunesse plus connectée et qui émerge comme force politique. Cette génération, qui s’informe davantage sur les réseaux sociaux que par les canaux traditionnels souvent orientés, pourrait redéfinir les lignes de fracture politiques, tandis que les défis économiques s’accentuent dans un contexte international instable.
Sur le plan économique, l’un des foyers de tension tribale Sawa # Bamileke repose sur l’avenir de la ville de Douala. La population actuelle de cette métropole est estimée à environ 4,203,110 habitants pour l’agglomération urbaine en 2024. Contrairement à d’autres grandes villes camerounaises où une ethnie prédomine, Douala est une mosaïque culturelle accueillant divers groupes ethniques du pays. Cette ville, longtemps considérée comme la locomotive économique du Cameroun, fait déjà face à des défis majeurs qui pourraient reconfigurer l’équilibre régional dans la prochaine décennie. Son port, socle de sa puissance économique locale, perdra progressivement de son importance stratégique face au développement du port en eau profonde de Kribi. Par ailleurs, Douala est confrontée à ses limites géographiques intrinsèques, dans un département du Wouri arrivé à saturation et établi sur moins de 1 000 km², avec des problèmes croissants de congestion urbaine, d’inondations et de pollution. En plus, culturellement les termes SAWA et même BAMILEKE sont issus de constructions politico-sociologiques qui n’ont rien à voir avec la réalité du terrain sur le plan culturel et même ethno-anthropologique.
Trois scénarios se dessinent à l’horizon 2035
Dans le scénario pessimiste, la ville de Douala continuera de s’asphyxier dans ses limites géographiques, tandis que le port perdra progressivement son importance face à Kribi, entraînant une augmentation du chômage et des tensions ethniques exacerbées. Dans le scénario intermédiaire, une adaptation progressive permettra de maintenir un certain dynamisme économique tout en développant des pôles secondaires, avec une transition relativement pacifique. Dans le scénario optimiste, Douala se réinventera comme centre de services, d’innovation et de finance, complémentaire au hub logistique de Kribi, créant un nouveau modèle de développement inclusif où la diversité ethnique deviendra un atout compétitif. Une approche prometteuse serait d’adopter un régionalisme plus ambitieux, donnant véritablement à chaque région les capacités de développer ses secteurs économiques spécifiques pour créer une inter compétitivité des territoires. Par exemple, la région du Littoral pourrait se réinventer autour de secteurs comme la transformation agro-industrielle, les services financiers et l’économie numérique.
Le Sud, avec Kribi comme nouveau hub logistique, pourrait développer un pôle industriel moderne tirant parti de ses ressources naturelles et de sa position stratégique. L’Ouest et le Nord-Ouest pourraient valoriser leur potentiel agricole par des filières à haute valeur ajoutée. Le Nord et l’Extrême-Nord pourraient miser sur l’énergie solaire, l’agriculture adaptée aux zones arides et l’élevage durable. L’Est, riche en ressources forestières et minières, pourrait développer une exploitation raisonnée de ces potentialités tout en préservant son patrimoine environnemental.
Pour réussir cette transformation, plusieurs mesures institutionnelles innovantes pourraient être envisagées. Pourquoi ne pas créer :
- Un « Sénat des Peuples » où chaque groupe ethnique au préalable redéfini, aurait une représentation garantie, assurant ainsi que toutes les communautés se sentent représentées dans la prise de décision nationale ?
- Une plateforme numérique de « budget participatif équilibré » qui pourrait permettre aux citoyens de toutes origines de proposer et voter pour des projets de développement, garantissant une allocation plus équitable des ressources.
- Un système de rotation des grands projets d’infrastructure entre les régions qui pourrait être constitutionnalisé pour éviter la concentration des investissements.
- Une politique de discrimination positive temporaire qui pourrait garantir que les régions historiquement défavorisées bénéficient d’investissements prioritaires jusqu’à atteindre un niveau de développement comparable aux zones plus avancées.
La mobilité interne devra être encouragée par des incitations fiscales pour les entreprises qui recrutent au-delà de leur bassin traditionnel. Le tribalisme au Cameroun est un défi qui appelle à une réponse collective et courageuse en ce moment où les élections de 2025 représentent une croisée des chemins. Prendrons-nous la voie de la division qui a mené d’autres nations Africaines au chaos ou celle de l’unité dans la diversité qui a permis à certains pays de prospérer ?
La réponse dépend de chaque Camerounais, mais aussi des leaders politiques, traditionnels, religieux et de la société civile. Ce Cameroun dont nous rêvons tous est possible, mais il exige de chacun, du simple citoyen au plus haut responsable de l’État, un engagement sincère à se dépasser pour embrasser une identité nationale inclusive et véritablement construire la rosace nationale dont parle le Chef de l’Etat dans son livre : Pour le libéralisme communautaire. La question n’est pas de savoir si nous pouvons y parvenir, mais si nous aurons le courage de le faire. Notre avenir et celui de nos enfants en dépend.